Site de Léonce BOURLIAGUET

 

Flosco, Chapitre 1

 

En ce temps-là, la terre était toute neuve et la campagne était moins triste qu’à présent parce que les esprits la peuplaient. Tous ont depuis lors disparu ou rendu l’âme. Ceux qui avaient les bronches fragiles ont succombé aux épidémies de grippe, ceux qui ne savaient pas nager se sont noyés dans les inondations ; et ceux qui n’avaient pas pu se sauver à temps ont été piétinés pendant de grandes batailles. C’est regrettable, mais ce n’est pas définitif, puisque ce livre va les faire revivre sous vos yeux.

Un enfant naquit à un couple de bûcherons déjà vieux, qui vivaient au plus profond des bois du Sabartez entre quatre murs de boue, sous un toit de paille.

 

Dessins d’Édouard Bernard

 

Leur joie fut d’abord très grande : il recevait un petit compagnon pour égayer leur vieillesse et leur solitude. Mais, en l’emmaillotant, le père reconnut qu’il avait un pied bot ; des larmes de pitié jaillirent de ses yeux ; il montra cette terrible infirmité à sa femme qui fondit en larmes à son tour : de sorte que ce jour-là - justement il pleuvait - il y eut quatre gouttières de plus dans le pauvre logis.

Cet enfant grandit et devint vigoureux. Ses parents l’avaient surnommé tendrement Flosculo, petite fleur, ce qui à la longue devint Flosco. L’infirmité du gentil Flosco, loin de nuire au développement de son esprit, y aida parce qu’au lieu de trotter çà et là comme un rat, de voleter étourdiment à la manière des papillons, de sautiller ainsi que les mésanges, il traînait avec peine sa lourde jambe et prenait ainsi le temps de réfléchir à ce qu’il voyait. Si bien qu’à six ans ce petit bonhomme était déjà raisonnable. Il pouvait rendre de très grands services : tenir à dévider un écheveau de laine sur ses poignets, garder les oies capricieuses, ramasser les bonnes herbes à lait pour les lapins, fendre de petites bûches tendres de bouleau, distribuer le grain à la volaille et chasser les poules du potager. Tout cela est plus difficile qu’on imagine...

Son père s’appelait le Bibar et sa mère la Bibe, je ne sais pas pourquoi.

Un jour, la Bibe dite à Flosco :

— Hé ! J’oubliais ! … Nous allons trier des haricots pour le souper… Il n’est que temps, car le soleil baisse.

Elle vida un fond de sac sur la table, assit Flosco près du tas, et ils se mirent, de leurs vingt doigts diligents, à séparer les grains gâtés des jolis grains jaunes. Soudain, la Bibe remarqua que les mauvais haricots revenaient au milieu des bons. Elle dit à Flosco :

— Petit polisson, tu t’amuses ! Veux-tu bien cesser de mêler les grains !

— Je ne m’amuse pas, mère, répondit Flosco. Voyez : je trie avec soin.

Un instant après, toute une poignée de haricots noirs vola dans les jaunes. L’un d’eux fut même jeté à la figure de la Bibe. Alors elle donna un grand soufflet à Flosco. Le pauvre petit pleura de douleur et aussi d’étonnement, car il ne comprenait rien à ce qui se passait : les haricots semblaient sauter tout seuls…

Triant d’une main, se frottant ses yeux rouges de l’autre, Flosco conduisit la plus grosse de ses larmes au bout de son nez, où elle se mit à briller comme une perle. Cela le fit loucher des deux yeux et c’est alors qu’il aperçut Casanou, le lutin de la maison.

Casanou était une petite créature maigre, grosse tête barbue, yeux malins, bras de singe, jambes de cigogne. Assis sur la table, près de Flosco, invisible, il s’amusait à mélanger les haricots de ses doigts agiles.

Flosco, très effrayé, dit à la Bibe :

 

 

— Mère ! Mère ! Voyez ce vilain petit bonhomme sur la table, près de moi ! C’est lui qui jette les haricots !

— Petit menteur ! Dit la Bibe. Me prends-tu pour une sotte ? Je ne vois sur la table que toi et la grosse pomme de terre qu’hier ton père t’a montrée pour t’amuser.

Flosco, ne louchant plus, regarda et ne vit rien que cette pomme de terre boursouflée qui ressemblait à tout ce qu’on voulait, une poule couvant, un canard nageant, un petit homme nain… Il crut avoir eu la berlue et n’ouvrit plus la bouche. D’ailleurs, le tri était terminé, mais on avait perdu du temps, et il était trop tard pour mettre les haricots à cuire. Le père allait rentrer.

 

Heureusement, le Bibar arriva chargé d’une dizaine d’oisillons pris à la glu. Crainte de rencontrer les gardes-chasse du roi, il les avait cachés entre sa peau et sa chemise. La Bibe pluma rapidement ce gibier, le fit cuire, et l’on s’attabla pour le manger aux dernières lueurs du jour, car on économisait la chandelle. Pendant le repas, le chien Gulu et le chat Golo se mirent à se disputer comme de coutume. Flosco se pencha pour faire la paix sous la table. Juste à ce moment une mouche se posa sur son nez, à la même place que la larme, le fit loucher de nouveau, et il revit Casanou. Casanou s’amusait à tirer les osselets des dents du chien ou du chat pour les dévorer à leur place ; et les pauvres bêtes, qui ne voyaient pas le lutin, se livraient bataille.

Alors Flosco comprit son pouvoir : en louchant, il lui était permis de voir les esprits invisibles dans la Bibe lui parlait quelquefois à la veillée mais qu’elle ne connaissait guère que de ouï-dire. Il n’en parla pas à ses parents pour ne pas éveiller la méfiance de Casanou et se promit d’observer adroitement le lutin afin de reconnaître si c’était un bon esprit ou un mauvais.

Après le souper, le Bibar bourra sa pipe et, comme d’habitude, l’alluma avec des brindilles prises au foyer. Il n’y réussit pas tout de suite parce que Casanou soufflait sur les petits bâtons flambants pour les éteindre. La Bibe s’étant mise à tricoter, Casanou embrouilla son écheveau ce qui valut un coup de pied au pauvre Golo. Flosco, louchant de temps en temps sans le laisser remarquer à ses parents, suivait avec attention tous les gestes du lutin. Au bout d’une heure de grimaces et d’espiègleries, il le vit bâiller comme un qui ne sait plus que faire, se gratter, se lisser la barbe, piquer avec des petites feuilles pointues de genévrier le chien et le chat qui dormaient roulés sur eux-mêmes devant le foyer, et finalement se mettre à cracher dans l’âtre. Cela lui fit découvrir un second lutin. Ignico, le feu, qui dansait sur les bûches de ses pieds bleus, levant ses cheveux rouges tout droits et pouffant de la fumée par les narines les oreilles et les yeux. Les crachats de Casanou le mettaient en colère : il sifflait et y répondait en envoyant vers lui, dans un éclatement rageur, de grosses étincelles qui, atteignant parfois Gulu et Golo, les faisaient sauter en arrière.

 

 

Et le Bibar disait :

— Ce bois de châtaignier, c’est le diable ! Il mettrait la maison en feu et en flamme !

Il était tard. La nuit enveloppait la forêt et la petite ferme. On alla au lit après avoir recouvert Ignico de cendres. Mais son œil vif continuait de luire, projetant une lueur rouge dans la maison. Casanou était allé se coucher sous le blutoir dans la boîte où la Bibe conservait le duvet des poules pour en bourrer l’édredon avant l’hiver. Et, du fond de son lit, louchant une dernière fois avant de s’endormir, Flosco reconnut enfin ce qu’Ignico regardait de son œil ardent fixé sur l’évier : une tête plate de grenouille blanche et verte, celle d’Aquetta, la lutine de l’eau, qui apparaissait de temps à autre aura de la seille. Aquetta veillait sur Ignico et, de sa patte molle et palmée lui faisait parfois un signe de menace comme pour lui dire :

— Si tu bouges tu auras affaire moi !

Dans son lit, le Bibar remuait et grognait parce que les oisillons morts l’avaient garni de leurs insaisissables petits poux.