Site de Léonce BOURLIAGUET

 

Salle de classe

 

Elle était rectangulaire, percée de trois fenêtres sur la gauche, trois fenêtres étroites et hautes dont on avait badigeonné de blanc les bas carreaux jusqu’au deuxième croisillon. Voile entre un intérieur maussade et un extérieur vivant, la rue ! Seul l’instituteur pouvait glisser au-dehors de longs regards en jet de projecteur grâce au petit trou qu’il avait pratiqué dans l’enduit. Il se précipitait vers ce microscope au moindre son, à la première rumeur insolite et contemplait ce qui se passait avec une patience de sociologue. Et ses élèves, experts en bruits, autant que des aveugles, savaient aussi bien que lui de qui et de quoi il s’agissait, car la vie de cette rue était réglée comme un emploi du temps, périodique comme un quotient décimal, banale et gaie comme un refrain.

Le plafond était haut comme un ciel. Aux temps héroïques, une espèce de Raphaël de l’enseignement primaire avait eu la patience téméraire de s’y jucher pour y tracer la fresque de la Grande Ourse en grosses étoiles noires. En pendait au bout d’une chaîne un globe terrestre sur lequel la poussière avait neigé. Le pupitre du maître était haut, étroit, branlant, surchargé de livres et parfois orné d’une fleur baignant dans l’eau jaune d’un verre conique emprunté au laboratoire du cours moyen. Ce verre ôtait à la fleur tout son charme. Les tables longues, boiteuses, oscillantes, renfermaient une étrange faune de vers qui, silencieux, invisibles, ne buvant jamais, les perçaient en tous sens, et élevaient, pendant les vacances, des multitudes de tas de vermoulure blanche semblables à de minuscules taupinées. Les générations précédentes les avaient sculptées au couteau, y dessinant croix, marelles, initiales, trous-trappes destinés à faire disparaître à la première alerte les objets prohibés. On pouvait y lire des noms d’hommes gravés, pour lors chargés de hautes fonctions à St-Valer ou plus loin. Celui du maire, M.Lamproie, y était suivi de la mention suivante en lettres ineffaçables : « et un quon » ; celui du receveur de l’Enregistrement figurait sous une effigie d’homme cornu. Les cornes semblaient avoir été ajoutées à une autre époque, probablement par un assistant des cours d’adultes : la différence des styles eût frappé jusqu’à un archéologue. Les cases ténébreuses étaient visitées par des souris universitaires, même de jour, à cause des châtaignes et des noix qu’on y oubliait.

Les murs suintants étaient ornés de cartes et de tableaux. Un éventré montrait ses poumons roses, son estomac gris, ses entrailles bleues et sa vessie jaunâtre. On pouvait suivre, dans le corps d’une vache, également ouverte, le cheminement des aliments : une ligne de pointillés marquait leur chute finale, car, disait M.Barbasse, il n’y a pas loin du Capitole à la Roche Tarpéienne. Ce beau tableau avait été offert à l’école par la Société d’agriculture de St-Valer. La galette portait la suscription suivante « ENGRAIS NATUREL ». Au-dessus de la chaire, dans un cadre accroché de guingois, planait le portrait du président Carnot.

Il y avait aussi, sur les hauteurs de la bibliothèque, une espèce de longue boîte pareille à un cercueil d’enfant, mais personne ne savait ce que ce sarcophage poussiéreux pouvait contenir. M.Barbasse lui-même l’ignorait sereinement. C’était la lanterne magique qui circulait autrefois d’école en école. Un inspecteur primaire zélé lui avait donné la chiquenaude première : la lanterne avait voyagé et même fonctionné, l’inspecteur avait reçu de l’avancement ; et puis son successeur, s’intéressant à autre chose, un beau jour, à marée basse, elle était restée là, portant collée à son couvercle la liste de ses anciens relais et les émargements de ses anciens servants, bonne désormais à figurer dans la section pédagogique du Musée Grévin.

Et pourtant, aux yeux de Petit-Œuf, cette classe avait un charme : une vieille carte de France... A force de la regarder, elle devenait familière, on en découvrait l’harmonie, et un peu à cause de son doux nom, elle avait l’air d’être le portrait d’une personne, d’une femme. Elle prenait un bain voluptueux dans des mers bleues, vertes et jaunes ; la neige des montagnes ruisselait de ses flancs comme la mousse d’une savonnette aux amandes amères ; ses fleuves couraient à fleur de peau comme de longues veines bleues et Paris brillait à son front comme un gros diamant.

 

Petit-Œuf