Site de Léonce BOURLIAGUET

 

Premier jour de classe

 

Jacques Chaudefour, jeune nomade, va pour la première fois à l’école…

 

– La bonne demoiselle Mirande, une vieille personne blonde, ronde, couleur et douceur du miel, y régissait une trentaine de marmots remuants et croassants qu’elle n’arrivait à faire tenir tranquilles qu’en les intéressant prodigieusement ou en les endormant. Le commencement de la classe fut employé à disposer les « récipients », car l’école de Vic était une vieille masure affligée de lézardes et de gouttières, et à allumer le feu dans un poêle de corps de garde, d’où le vent refoulait une telle fumée qu’un délicat se mit à tousser… et tous les autres de l’imiter. En outre, les gouttières inspiraient des besoins qui se traduisaient par d’incessantes allées et venues… Enfin ce vacarme s’apaisa. Mlle Mirande eut son monde bien en face, et commença un discours suivi (…)

Elle nous assigna une table où mon frère put s’asseoir aisément, mais où moi, grand garçon de dix ans, j’eus toutes les peines du monde à me fourrer ; et me voilà pour toute la journée en une sorte de cangue(1) où je serais sûrement devenu bossu, bancroche et tordu, si j’y étais resté longtemps. J’aurais été honteux de me trouver ainsi avec les petits s’il n’y avait eu dans la classe un autre individu de mon âge, un pauvre innocent, long, noir, sinistre, doué d’un étrange regard d’écrevisse : le grand Quoineau, recroquevillé lui aussi dans une petite table, comme un bernard-l’ermite qui n’a pas su choisir sa coquille.

La première partie de la matinée fut consacrée à tracer des bâtons, et la seconde à des feux de bataillon de lecture, debout, devant un tableau dont on criait les lettres, les syllabes, les mots à tue-tête. Les récipients, à demi pleins des pleurs de la pluie, donnaient maintenant des sonorités musicales, et c’était comme si on avait joué du piano au milieu du tapage d’une réunion électorale.

Mlle Mirande avait une façon bien personnelle de récompenser ceux de ses marmots qui avaient bien lu : elle leur faisait claquer une grosse « bise » ou un gros « poutou » sur les joues ; et cela produisait parfois un bruit si gras et si mouillé, que c’était, à vrai dire, la plus émouvante des musiques de ce matin-là (…)

Vers la fin de l’après-midi, le temps bas y aidant, la classe devint ténébreuse ; nous nous confondîmes tous, les têtes seules émergeant des tables. Assise à son bureau surélevé, la maîtresse avait pris le recul mystérieux de l’autel, entrevu de la porte, dans le lointain d’une église : il en était ainsi tous les soirs d’hiver, faute d’éclairage, car la municipalité de Vic, lors de l’électrification avait mesuré les ampoules avec parcimonie. Mais cette avarice aboutissait, en fait, à un merveilleux profit pédagogique : Mlle Mirande, dans cette ombre, grâce à ce recul, revêtait le prestige de la pythie sur son trépied caverneux. Les histoires qu’elle nous contait alors, ne pouvant faire autre chose pour nous tenir en paix jusqu’au coup de cloche libérateur, semblaient sortir directement de la nuit des temps.

 

La Villa des Grillons

 

(1)La cangue est un châtiment chinois similaire au pilori en Occident