Site de Léonce BOURLIAGUET

 

LES CRAPAUDS FORGERONS

Pérégrinel adorait la lecture, et la maison de Grand’Mère était pleine de livres. Il emportait celui qu’il avait choisi au fond du jardin, où un buis taillé s’offrait en forme de fauteuil. Là, se croyant seul, il s’enivrait de lire à haute voix de merveilleuses aventures qui se déroulaient en des pays prodigieusement lointains. Or, sous ce buis, habitait un vieux crapaud qui l’écoutait avec ravissement. Un jour qu’au bout d’une histoire de voyage dans des mers enchantées sa voix s’affaiblissait de fatigue, le vieux crapaud, qui voulait à tout prix en entendre la fin, sortit de sa cachette et vint jusqu’à se trouver entre ses pieds. Juste à ce moment, Pérégrinel éternua : bzim! le crapaud sauta en l’air de frayeur, retomba sur le dos, et il y serait encore si le jeune garçon ne l’avait charitablement et doucement retourné.

Toute confuse, la bête le remercia et lui dit :

Si tu m’avais vu plus tôt,

Têtard,

Je n’étais pas si pataud !

Mais tu me vois trop tard,

Crapaud.

 

- Que diable faisais-tu là ? lui demanda Pérégrinel.

- J’écoutais ta lecture. Ces récits de voyages, d’aventures, de dangers, m’enchantent. Ne me permettras-tu pas de les écouter encore ?

- Si fait ! dit Pérégrinel. Je t’expliquerai même les mots difficiles !

Ainsi fut scellée l’amitié du garçon et du vieux crapaud : et les lectures dans le fauteuil de buis continuèrent pendant toutes les vacances.

 

 

Puis le frisson de l’automne passa sur le jardin de Grand’Mère, et, un jour, Pérégrinel vint sans livre au fauteuil de buis :

- Je ne veux pas rentrer au collège, dit-il à son ami. Demain, je pars pour le vaste monde. Une force irrésistible me pousse. J’ai au cœur comme une tristesse infinie. Une voix lointaine me répète sans cesse :

 

Ton Bonheur est dans un jardin,

Dont tu dois trouver le chemin…

 

… Et le chemin de ce jardin-là, je le trouverai, dussé-je parcourir toute la Terre !

- Ah ! dit le vieux crapaud, j’avais bien prévu que tes lectures te conduiraient à cette résolution téméraire… Mais je sais qu’il est inutile que je cherche à t’en détourner. Cette nuit donc, les crapauds forgerons travailleront pour toi.

 

Pendant la nuit, qui fut douce, Pérégrinel entendit retentir la forge sonore et douce des crapauds. Ils semblaient frapper sur une enclume d’or avec des morceaux de cristal. Il prit un plaisir profond à cette musique mélancolique qui emplissait les ténèbres bleues de bulles frémissantes. Et le lendemain, le vieux crapaud lui offrit une petite clé argentée en lui disant :

- Voici la clé du jardin de ta chimère. Elle seule en peut ouvrir la porte. Elle marquera le succès de tes recherches – car, s’il n’y a point un signe, l’homme ne sait jamais s’il en est à son but !

Pérégrinel suspendit la clé à son cou, cachée sur sa poitrine. Le vieux crapaud lui dit adieu, renta sous terre pour hiverner, et lui s’en alla par le vaste monde, à la recherche du jardin de son bonheur.

 

 

Pérégrinel alla de jardin en jardin, par pays noirs, par pays verts, par pays jaunes, par pays bleus, et partout essaya de faire jouer la petite clé brillante dans des serrures rouillées.

Il suivit les jardins des cheminots, qui sont le long des voies de chemin de fer, en forme de triangle, s’achevant dans les orges sauvages ou les orties, et si étroits qu’il faut laisser l’arrosoir dehors…

Il grimpa aux jardinets montagnards, qui sont suspendus à la roche, et si exigus qu’il n’y a place que pour une citrouille et deux melons dans un sens et deux melons et une citrouille dans l’autre…

Il s’attarda aux jardins paysans, où le pot-au-feu pousse dans un pêle-mêle fraternel de grosse foire, la carotte sous le chou, le radis sous la tomate, la salade où elle peut, la bourrache où elle veut ; et ceux des maraîchers des villes où tout est, au contraire, si bien aligné que les légumes y semblent à l’exercice : présentez armes !… Reposez armes !!… Repos !!!…

Il longea les jardins du pays de vent, qui croissent à l’abri d’épaisses haies penchées, et ceux du bord de la mer bleue, où ne poussent que des plantes épineuses…

Il lorgna à travers des grilles hautaines les jardins des châteaux où les châssis reluisent comme des étangs gelés…

Il alla jusqu’aux enclos du Sud, par des régions accablées de soleil, où l’on ne voit qu’une petite porte dans un mur, avec des palmes qui dépassent ; et puis jusqu’aux courtils du Nord, en des îles au ciel sombre et bas, qui sont grattés entre de grosses pierres, des rocs recouverts de lichens, et parfois arrosés par une source qui fume en bouillonnant ...

Et nulle part sa clé ne joua dans aucune serrure, n’y voulut même entrer ; et, un jour, une flaque de pluie lui ayant rendu son image, il vit qu’il était devenu un homme avec des cheveux déjà blancs. Sa recherche vaine lui avait coûté toute une vie : la sienne.

 

 

Il fut tenté de jeter la petite clé brillante : « J’ai parcouru toute la terre, pensa-t-il, et n’ai plus aucun jardin à visiter. Celui où est mon bonheur n’existe peut-être pas ! Mon vieil ami le crapaud m’a trompé – ou s’est trompé ! - … Au fait, cette clé était peut-être celle du jardin de Grand’Mère, forgée, battue et argentée toute une nuit… J’en veux avoir le cœur net ! »

Il poussa la clé dans la porte du jardin : elle fit aisément jouer la serrure. Il entra, le cœur battant, dans une dernière espérance d’apercevoir enfin son bonheur dans l’enclos. Mais au lieu de cette éclatante lumière, quel air brun de tristesse ! Le jardin disparaissait sous le linceul de la mauvaise herbe et l’arceau de la ronce.

 

 

Le fauteuil de buis y était encore, mais desséché. Pérégrinel s’assit dans ce squelette, accablé, détacha de son cou la petite clé d’argent, et, avant de la jeter, la regarda avec mépris, pensant :

« Peuh ! tout au plus un sifflet ! »

Et, machinalement, il souffla dedans.

 

Alors, hors de la clé creuse résonna un son doux et triste comme le choc d’un marteau de cristal sur une enclume d’or… et Pérégrinel reconnut la bulle mélancolique des crapauds forgerons d’autrefois.

A cette évocation, tout son passé se ranima en sa mémoire : les crapauds forgerons… la nuit tiède de Septembre… la maison de Grand’Mère endormie sous les étoiles… la bibliothèque pleine de livres… le jardin prospère et riant… le fauteuil de buis vert… l’arôme du cerfeuil partout répandu… le bourdonnement des abeilles dans la vigne sauvage… les chants de la basse-cour… le roucoulement des tourterelles… le mugissement doux des vaches… et lui, Pérégrinel, frais et blond, s’éveillant tous les matins sous des baisers… Toute son enfance !

C’était, non plus devant lui, mais derrière lui, comme un vaste pays vert et bleu, aux lointains troublants, insondables…

Puis l’émerveillement des livres… les départs au petit matin… les houles de la mer… les villes blanches dont il fallait apprendre le nom… l’éclat des épées… les fanfares de triomphe… les rêves de gloire et de combats entrevus et désirés au-delà des pages, l’éveil de sa pensée et de son imagination… Toute son adolescence !

Et enfin ses courses par le monde, la faim et la soif affrontées, la fatigue méprisée, la peur vaincue dans la quête ardente de l’idéal… Toute son âpre vie d’homme !

 

 

Se découvrant enfin, se sentant riche de souvenirs à perte de vue, à perte de rêve, Pérégrinel étouffa un cri de triomphe : il avait enfin trouvé le chemin du lieu où est le bonheur de chaque homme, le sentier caché qui le conduit à rentrer et à vivre en lui-même, au jardin de son cœur.