Site de Léonce BOURLIAGUET

 

CROQUEGANT

Dessin de Jean Trubert

 

Croquemitaine avait vieilli. Il n’était plus terrible du tout. Certes, avec sa grosse tête poilue, barbouillée de rouge et de bleu, ses yeux comme des lanternes, sa bouche comme un four, ses oreilles comme des contrevents, ses énormes mains, l’une verte et l’autre jaune, et sa grosse voix d’ogre, il faisait encore peur aux enfants. Mais il les rassurait tout de suite parce que, maintenant, il ne prenait plus son métier au sérieux. Il en est souvent ainsi quand un fonctionnaire approche de la retraite !

Lorsqu’une maman l’appelait pour mettre à la raison un gamin révolté, il arrivait tout de suite et, adoucissant sa voix, disait au polisson :

— N’aie pas peur, mon petit, Croquemitaine n’existe pas !

— Mais je le vois ! C’est vous ! s’écriait le polisson prêt à mourir de peur.

— Non ! Moi, je suis Patte d’Escargot. Je suis venu pour te consoler et pour t’amuser. Je suis l’ami des enfants terribles. Tiens, vois...

Et il faisait de telles bonnes grimaces et de tels cris d’oiseaux que la face du gamin, barbouillée de larmes s’illuminait du sourire radieux de l’arc-en-ciel. Et tant que ces petits tours de cirque duraient, le polisson oubliait de recommencer ses polissonneries. Patte d’Escargot obtenait donc le même résultat que Croquemitaine : Avis aux gouvernants !

 

 

Or, il arriva que tous les enfants terribles du royaume, au lieu d’avoir peur de Croquemitaine, se mirent à l’aimer, et multiplièrent leurs mauvais tours pour recevoir plus souvent sa visite. Seuls, les enfants sages en étaient privés. Et les enfants sages, quand ils surent quel bon type était Croquemitaine, pour voir ses grimaces et entendre ses cris d’oiseaux, firent comme les autres. Car la sagesse contient en réserve autant de polissonnerie que la polissonnerie cache de sagesse : Avis aux gouvernantes !

 

Un jour, une mère, impuissante et désespérée appela Croquemitaine à son secours.

Croquemitaine arriva aussitôt, mais eut le tort de s’essuyer les pieds sur le paillasson de la porte avant d’entrer.

Pendant le retard qu’il mettait ainsi à intervenir, la mère s’aperçut que son polisson de fils, au lieu d’ouvrir de grands yeux effrayés, souriait à la menace avec ravissement, comme si on venait de lui promettre un beau jouet.

— Ah ! s’écria-t-elle, puisque Croquemitaine ne te suffit pas, je vais appeler Croquegant !

Croquemitaine s’arrêta net derrière la porte. CROQUEGANT ? Il y avait donc un CROQUEGANT ?... Il sentit dans son dos une ombre immense et, blême d’épouvante, se sauva à toutes jambes en disant :

— Quelle chance que je ne l’aie jamais rencontré ! Hou, qu’il m’aurait fait peur !

 

C’est ainsi que Croquemitaine quitta le pays, laissant la place à Croquegant. Et, parce que Croquegant n’a aucune expérience du métier et ne pense pas encore à la retraite, il exerce ses fonctions avec une rigueur telle qu’à seulement entendre son nom, tous les enfants du royaume voudraient rentrer sous terre.