Site de Léonce BOURLIAGUET

 

LA PETITE COMMÈRE

Illustration d’Etienne Morel

Ce soir de Printemps-là, toutes les cloches de la chrétienté s’en allaient à Rome. On les voyait passer dans le ciel comme des bandes d’oiseaux migrateurs. Toutes ! Celles qu’on tire avec des cordes ou des ficelles, celles que les carillonneurs boxent sur un clavier de touches, celles que lance l’astuce du courant électrique, celles qui ont des battants dans leur creux et celles que frappent des marteaux, les graves de dix tonnes et les aigrelettes de vingt kilogrammes. Pour la plupart inconnues, sorties de clochers camards ou de clochers seringues et ne sachant qu’éternuer le glas et bêler l’Angélus. Mais de temps à autre déferlaient des carillons entiers, celui de Bruges, celui de Mafra, celui de St-Rombaut de Malines, puissante compagnie de quarante-cinq cloches, suivi de celui de St-Germain l’Auxerrois qui en compte trente-huit, et l’on saluait au passage les vedettes ventrues, les campanes célèbres, le Big Ben de Westminster, la Savoyarde de Montmartre, la Jeanne d’Arc de Rouen...

C’était un soir frisquet, avec, à 1'horizon, une lune rougeâtre qui faisait craindre une gelée nocturne : les jardiniers refermaient les châssis sur la fragilité des jeunes plantes.

Or voici: une campanelle paysanne, La Petite Commère de la Mardondon, qui ne sait qu’ânonner ding-deng-dong, s’attarda et eut une aventure: elle perdit son chemin aux carrefours des nuages.

Plus de voyageuses dans le ciel qu'il eût été si facile de suivre : toutes les cloches étaient déjà très loin, sur la Corse ou sur la Sardaigne, et les premières arrivaient déjà à Rome que cette imprudente Petite Commère survolait encore le pays des Maraîchers. Soudain, elle aperçut tout un vol de ses sœurs qui, fatiguées, semblaient s'être posées sur la plaine et que la lune montante faisait briller. Elle descendit vers elles, mais, quand elle fut plus près, elle reconnut que ce n'étaient que des cloches à melons. Sous chacune d'elle, une petite plante aux feuilles tendres était déjà endormie pour une nuit paisible dans la douceur de ce berceau de cristal.

La Petite Commère, déçue, allait remonter sur le chemin des canards sauvages, lorsqu'en bordure du champ, parmi les herbes folles, elle vit un melon naissant qui n'était pas couvert et dont les deux petites feuilles rondes frissonnaient déjà à la fraîcheur de la nuit.

— O toi qui as le même droit à la vie que les autres, dit la bonne petite cloche au pauvre petit melon, d'où vient qu'on t'ait oublié ?

— C'est que je suis né d'une graine perdue, répondit le pauvre petit melon bâtard, hors de l'alignement des autres, et le maraîcher ne m'a même pas vu !

— Mais tu vas subir cette nuit l'indéfrisable de la lune rousse ?

— Hélas ! soupira le pauvre petit orphelin vert, j'aurais vécu si heureux les cheveux plats !

 

Alors, ding-deng-dong !

La cloche de la Mardondon

Se mit sur le petit melon

Et comme un poussin cui-cui-cui !

Le couva toute la nuit …

 

A l'aurore, quand le soleil commença à fondre la gelée blanche qui amidonnait la plaine, la Petite Commère s'ôta de dessus le petit melon, lui souhaita longues tiges, larges feuilles, gros ventre, et s'envola vers Rome.

— Bah ! pensait-elle, personne n'aura remarqué mon absence !

Or, précisément, le Pape avait remarqué son absence dans la foule des autres cloches assemblées au-dessus de la Basilique ; et, immobile à son balcon, il ne levait pas encore la main droite.

— Qu’attend-on ? Qu’attend-on ? …

— La cloche de la Mardondon !

— Le Pape est bien bon !

A la fin, elle apparut toute honteuse ; et Sa Sainteté lui demanda :

— Ma Fille, d’où vient que vous soyez en retard ?

— Ah ! Saint-Père ! bredouilla-t-elle… et elle lui raconta tout de go son aventure dans la melonnière.

Alors le Pape s'écria :

— Ma Fille ! Ma Fille ! Vous avez poussé la bonté de Notre-Seigneur jusqu'aux cucurbitacées ! Jusqu'à notre Frère le melon, comme eût dit Saint François ! Vous êtes la plus chrétienne de toutes les cloches ! Recevez donc cette bénédiction qui ne s'adresse qu'à vous !

Et la main du Vicaire du Christ s'éleva vers la Petite Commère pour tracer le Signe aérien de la Croix.

Bien entendu, on fut jaloux de la gloire de la Petite Commère.

— S'il suffit d'être en retard ! grommelait le Big-Ben.

— Et de se ravaler à n'être plus qu'une cloche à melons ! renchérissait la Savoyarde.

Bref, les autres cloches rentrèrent toutes songeuses dans les clochers de toute la chrétienté et l’air s’emplit de carillons ressuscités. L’année passa. Et puis ce fut la suivante. Les cloches repartirent. C’était, disait-on, une grande année parce que Saint Pierre lui-même, du haut du ciel, avait consenti à se substituer au Pape pour bénir les cloches.

Or, au matin fixé, il n'y avait qu'une campane au-dessus de la Basilique : celle de la Mardondon, qui avait fait le chemin sans histoire et fort étonnée de voler seule sur les chemins bleus de Rome. Ce que voyant, le Grand Saint fronça les sourcils et s'écria :

— Puisque les autres sont en retard, tant pis pour elles ! Ma bénédiction sera pour toi, gentille campanelle exacte au rendez-vous !

Et la main du grand Portier s'éleva sur la Petite Commère de la Mardondon pour tracer le Signe céleste de la Croix ; ...puis Saint Pierre, se retirant, laissa retomber le rideau d'azur du Paradis sur ses talons nus.

Les autres cloches de la chrétienté arrivèrent alors à la queue-leu-leu. Le Pape, désolé de l'incident, les interrogea au fur et à mesure de leur apparition :

— Ma Fille, pourquoi ce retard ?

— Ah ! Saint-Père, j'ai couvert pour la nuit un pied de céleri qui frissonnait à la fraîcheur.

— Ma Fille, pourquoi ce retard ?

— Ah ! Saint-Père, j'ai couvert pour la nuit un chou d’âne que regardait la lune rousse.

— Ma Fille, pourquoi ce retard ?

— Ah ! Saint-Père, j'ai couvert un pied de tomate qui allait être fricassé par la gelée blanche !

Et toutes ces bonnes cloches s'attendaient à recevoir une bénédiction spéciale, comme la Petite Commère l'année d'avant.

Mais le Pape fit un geste d'impatience :

— Tss ! Tss ! Tss ! Mes Filles ! Mes Filles ! Votre affaire est la musique et non le pot-au-feu, et la charité qui vient d’un calcul rusé de l'esprit ne vaut point celle qui sort d’un mouvement naïf du cœur ! Soyez simplement exactes au rendez-vous l'an prochain !

Et il les bénit d'un claquement si sec des doigts que, cette année-là, il y eut une fausse note dans tous les carillons.

Seule, la voix de la Petite Commère resta délicieusement pure et chacune de ses notes tinta sur la Mardondon comme une piécette d'argent à l'effigie du rossignol.