« Le chant de l’émondeur s’élancera dans les airs »
VIRGILE (Première églogue)
Pour épargner à ses bœufs la fournaise du jour, le croquant Chico laboure à la grande lune ronde, dans l’air bleu d’une nuit magnifique. Masse noire qui va et vient sur ses dix pieds lents, d’un bout du champ à l’autre. Parfois, le soc luisant jette à la lune un reflet d’écu pour lui payer l’intérêt de l’argent qu’elle prête avec tant de générosité.
Et ces petites ombres qui suivent le croquant Chico ? On ne voit pas très bien ce que ce peut être. Cela piétine dans le sillon qu’il a tracé, et l’on supposerait que les poules vermillent derrière lui si l’on ne savait que, dès la nuit close, le poulailler est toujours consigné.
Fatigué, Chico s’arrête, se retourne, voit les petites ombres et les reconnaît : ce sont ses soucis.
Car Chico, ne sachant se contenter d’être maître et seigneur d’une petite ferme, vin au cellier, grain au grenier, bûche au bûcher, huile dans la buire, jambon à la solive, fromages sur la claie, graisse en pot et fruits pendant aux branches, Chico a des soucis, des soucis attachés à ses talons ; et Chico laboure à la grande lune ronde en songeant tristement qu’en telle compagnie le bonheur est impossible.
Les quatre petites ombres sont quatre petits vieillards gros comme des lapins, chauves, barbus, bossus, membres plus grêles que la paille, peau brune, yeux rouges, poils gris, et des voix de girouettes mal huilées. La goutte de roupie scintille à leur nez comme perle de lune.
Le premier présente un miroir : Chico voudrait être jeune et beau. Le second porte, jeté sur son épaule, un bissac, pièces d’or devant, pièces d’argent derrière : Chico voudrait être riche.
Le troisième, au bout d’une baguette de coudrier, balance un bonnet de docteur : Chico voudrait être savant.
Le quatrième, au bout de son bras décharné, fait flotter une écharpe comme un drapeau : Chico, qui n’est rien qu’un petit croquant et ne compte pas plus qu’un écureuil dans la paroisse, en voudrait être bourgmestre.
Ces quatre petits vieillards-là le suivent partout, pas à pas, à la queue leu leu. Quand il fauche l’herbe, ils longent l’andain ; quand il moissonne, ils enjambent la javelle ; quand il vigneronne, ils vont de cep en cep ; quand il sème, les grains égarés sonnent la grêle sur leurs crânes ; quand il bat les fèves au fléau, le vent des coups rebrousse leur barbe ; et quand il ramasse les noix, il les retrouve dans l’ombre de son panier.
Mais le soir, dans son dos, ils font leur retraite si adroitement qu’il n’a jamais pu savoir où ils se retirent.
Ce sont ses ennemis. C’est le poison de son existence. Il n’a jamais pu les atteindre ni de sa faucille, ni de sa faux, ni de son fléau, ni de son aiguillade. Ils sont là derrière lui, dans la nuit bleue, lui rappelant qu’il n’est plus jeune, qu’il n’est pas riche, qu’il ne sait rien et qu’il ne compte pas plus qu’un écureuil dans la paroisse ; et c’est pourquoi Chico laboure à la grande lune ronde, portant sur son front soucieux autant de sillons qu’il vient d’en tracer sur la terre.
Cependant, peu à peu, la lune perd son fard ; les étoiles disparaissent comme du grain picoré ; le jour pointe tout blanc, puis tout rose à l’orient, tout s’éclaire peu à peu, la campagne redevient verte, et enfin le soleil paraît à l’horizon, pareil à un hérisson d’or.
Chico laboure toujours.
Derrière lui, les petits vieillards sont furieux. C’est incroyable ! Voici qu’on les force à travailler la nuit, maintenant ! A aller et venir sans cesse, comme navette de tisserand, balancier de pendule, battant de cloche, escarpolette ! Par les glèbes ! Par les cailloux ! Sans une halte ! Cela passe l’imagination. Ils profitent d’un court arrêt de Chico pour se concerter à voix basse. Meeting. Puisqu’il en est ainsi, ils vont faire leur retraite. Le croquant tourne le dos, filons ! Et les quatre petits vieillards s’éclipsent sur la pointe de leurs quarante orteils.
Or Chico, qui regarde machinalement le soc de sa charrue, poli par le frottement des terres retournées, Chico y voit ce départ furtif comme dans un miroir. Le mystère va s’éclaircir brusquement. Où diable vont-ils se retirer ?... Ah ! Ah ! C’est là-bas leur refuge ! Les autres petits vieillards sont allés se percher dans le grand frau !
Le grand frau ! Un frêne immense qui a monté tout droit dans le ciel, en bouffée de pipe, en volcan de verdure !
— Je les tiens ! pense Chico.
Il dételle, ramène les bœufs las à l’étable, prend sa bonne hache et revient au frau.
Les quatre petits vieillards sont perchés sur les basses branches et dorment déjà. Ils montent et descendent la gamme en ronflant de leurs huit narines. A l’arrivée de Chico, ils sursautent, ouvrent leurs yeux rouges. Trop tard pour redescendre ! Alors, ils gagnent plusieurs étages. Chico commence son travail d’émondeur. Deux coups, et la branche craque, tombe verticalement, heurte sourdement le sol. Chico, un peu plus haut, recommence, et crac ! frrr ! plouf ! le tronc magnifique du frêne apparaît peu à peu comme une colonne. Les quatre petits vieillards inquiets ont déjà gagné les hautes branches. Et Chico, frappant et montant, chante :
« Jourd’huy, ma bonne hache,
Sois vaillante à la tâche :
En ce frêne se cache
Le quadruple souci
Qui me rend la vie dure.
Impitoyable et sûre,
A bas cette verdure,
Émonde sans merci ! »
Est-ce de chanter ? Est-ce de monter ? Chico ne se ressent pas d’une nuit de labourage. Ses forces sont neuves et comme décuplées. Il frappe, il grimpe. Autour, c’est une radieuse matinée, avec des brumes au ras du sol effilochées. C’est le grand air. L’arbre vibre aux coups jusque dans le secret de ses racines. A son pied s’entassent les feuillages coupés. Chico, la tête dans les feuilles, boit un mélange d’ombre et de soleil qui a le goût du Vouvray-fraise. Il a déjà l’étourdissement de l’alouette. Que sera-ce dans un instant quand, le nez dans l’azur, il aura celui de l’aigle !
Les quatre petits vieillards, pris dans le frau comme dans une nasse verticale, gémissent et pleurnichent d’angoisse. Ils se sont réfugiés à la quinquarinette, tout au bout des dernières branches pouvant les porter. Ils se concertent, décident de tenter une capitulation.
— Ohé ! Chico ? Cesse ton travail d’émondeur ! Nous voulons changer de pays ! Nous nous attacherons à un autre croquant ! Tu ne nous verras plus jamais !
Mais Chico, frappant et montant, chante :
« Vous me suivez, vilains,
Sillon, javelle, andain(1) ,
Partout où va ma main.
Plus de plaisanterie !
Matriculez vos os :
Vous tomberez de haut !
Je n’aurai dans mon dos
Plus que mon ombre amie ! »
Et Chico, ivre de sa montée, de sa bataille et de sa victoire, suspendu comme un gros pivert à la cime du frau, promène un regard sur la campagne. De cette hauteur, tout est rapetissé, sa maison, ses champs, son verger. Ses moutons, répandus sur une éteule(2) , paraissent des grains de riz. Et ce lopin de terre qu’il enviait, qu’il se rongeait de ne pouvoir acquérir, grand là-bas comme la main, minuscule ! Que de chagrin pour un lambeau ! Ce que c’est que de voir les choses de haut ! De respirer l’air et l’espace ! D’avoir la tête dans le ciel bleu, tout près du soleil !... Ignorant ? Mais il en sait assez pour semer et moissonner !... Plus très jeune ? Mais solide encore !... Zéro dans la paroisse ?
Mais le bourgmestre est par les tracas jauni !... Pauvre ? Voire ! Vin au cellier, grain au grenier, bûche au bûcher, huile dans la bruire, jambon à la solive, fromages sur la claie, graisse en pot et fruits pendant aux branches !...
Là-bas, un huchement(3) s’élève :
— O-o-o !
On l’appelle pour la « réparation de dessous le nez ». A la soupe ! Chico se sent un appétit merveilleux. Il redescend, léger, calme, libre, le cœur comme un jour de fête, et, la première fleurette qu’il voit dans l’herbe, il la cueille en fredonnant et se la met au bec.