Site de Léonce BOURLIAGUET

 

Montaigne, fin du voyage en Italie

 

 

Quand on est né dans la même province que Michel Eyquem de Montaigne, qu’on s’essaie à pratiquer la philosophie et qu’on apprécie tout particulièrement le français du XVIe, il est inévitable que vos lectures vous portent vers Montaigne. C’est ce que fit très tôt Léonce Bourliaguet qui, tout au long de sa vie, aimait à revisiter le maître dont il s’imprégna au point de s’imaginer le côtoyant. Or il exista dans l’entourage de Montaigne un personnage qui ne laissa à la postérité ni nom ni visage, à savoir le valet chargé de tenir le journal de Monseigneur de Montaigne pendant la première partie de son voyage en Italie de 1580 à 1581.

La tentation fut trop forte pour Léonce Bourliaguet qui se glissa dans la peau de ce valet en prenant le nom de Gelin Sever et partit sur les routes à la suite du futur maire de Bordeaux. Outre le Journal de voyage en Italie qu’il tenait sans doute sous la dictée de Montaigne, Gelin rédigeait son propre diaire auquel il faut reconnaître, très présente, une qualité bien rare chez le maître : l’humour…

 

Thiviers, 27 de novembre, au Peyrat

Je suis déjà venu en cette villette forte une fois avec Mons. de Montaigne. Les châtaigniers du Limousin se cousent ici aux noirettes(1) du Périgord. Nous touchons à nos terres et remuerons bientôt sur le chemin des pierres qui nous attendent où nous les avons poussées lors de notre partement. On retrouve toujours les pierres qu'on a remuées, sinon ici-bas, du moins là-haut. Il y a ici une faïencerie où j'ai acheté un bol toscan que je destine à ma petite soupe du matin, que je mange au creux du landier tandis que le château(2) dort encore, en surveillant le premier feu qui pourlèche le bois, l'appétit de l'un éveillant et échauffant celui de l'autre.

 

Périgueux, 28 de novembre, chez Courtoys.

Le bien que j'ai fait ici me rachètera des péchés que j'ai commis le long de ce périlleux voyage : c'est en cours, et ma chandelle se mange. J'ai ce soir grand mestier(3) de repos.

 

Mauriac, 29 de novembre, chez Lavergne, dernière étape.

Dieu m'a retenu de gratter plus loin de la plume, car il voyait bien que j'allais écrire une sottise, dans l'ignorance où j'étais de sa volonté.

Voici les faits. Mons. de Montaigne eut à m'envoyer au-delà de la rivière, et pour ce que l'heure était tarde et le pont sur l'Isle réputé peu sûr, outre qu'on ferme les portes de bonne heure pour la crainte des Parpaillots de Bergerac, me munit d'un papier du maire et m'adjoignit Bernardou. Au retour, il faisait brun, bruine et groin de nuit d'hiver. Dans l'un des angles que le pont Tournepiche pousse de chaque côté sur l'eau comme dents de scie, je vis une forme chétive recroquevillée de solitude et de misère… (…)

Demain nous serons à Montaigne : mon premier soin sera pour la chapelle et la petite mariole(4) de la Vierge que j'enflorirai ; il n'y a pas de fleurs, mais je sais de beau fragon en une épinaie des taillis.

C'est la dernière veille, la dernière page du calepin et la dernière chandelle : tout se rencontre bien. Cette simplette va s'éteindre en me donnant une grande leçon qui crache plus loin que les écritures savantes de mon maître, je veux dire : abaisser l'orgueil de sa flamme à mourir bellement et tranquillement dans une flache de suif. Toute ma sagesse sera désormais de tendre ainsi à la plante de mes pieds, avec le seul regret d'ignorer comment elle se nomme dans l'enfantin et divin gazouillis de Saint François. Amen.

 

Montaigne, 30 de décembre.

Toutes les poteries de Toscane que Mons. de Montaigne avait fait mettre en ses caisses sont cassées; mon bol, point. -"Monsieur, lui ai-je dit, foin de Rome et d'Athènes ! Vous eussiez dû faire comme moi pour la vaisselle, l'acheter à Thiviers."

 

 

 

Post-scriptum, sur le revers de couverture, en fin du calepin de Gelin Sever

 

Rentré au bercail, mon frère Angelin se sut dégager des suies du siècle qui avaient obscurci sa foi. Il n'écrivit plus rien et oublia ce calepin en un coignet de sa maison. Ce n'était heureusement qu'un feu de paille. Il servit fidèlement Mons. de Montaigne jusqu'en 1595, année de la mort édifiante de ce bon maître, puis se retira en la borderie de Papersus, où il vécut avec simplicité jusqu'à sa propre fin, n'ayant plus que trois sollicitudes: l'Eglise, son jardin, et la pipe dont il entretenait le foyer grâce à des graines rapportées d'Italie. De sorte que lorsqu'il comparut à son tour, le 10 d'août 1610, âgé de septante-sept ans, trois mois, tant pis pour les jours, il devait odorer l'encens, vaporer le cerfeuil et punaiser le tabac. Puisse le Seigneur avoir feint de ne pas s'en aviser, comme il a certaine-ment fait pour l'encre de l'autre, et lui avoir accordé paix à lui aussi. Amen.

 

François Sever, curé de Cornille en Pierregord

Ce 15 de septembre 1611.

 

(1) noyers

(2) de Montaigne

(3) besoin

(4) figurine sainte