Site de Léonce BOURLIAGUET

 

Les abeilles

 

Trop de clarté ! Je regrette les humbles luminaires d’antan. Chez nous, l’abat-jour rassemblait l’effusion de la lampe en un rond. Un rond qui réalisait la quadrature du cercle sur le petit établi de mon père. Quel fouillis, ô St Crépin ! Un peuple de pointes, de clous, de chevilles comme une humanité réduite à ses langues ; des marteaux, des tenailles, des tranchets, comme une justice réduite à sa caisse à outils…

 

(Je m’arrête à ces tranchets qui me faisaient peur. Les cordonniers sont une corporation pacifique. Les bouchers sont une corporation insolente et féroce : ils font reculer roi, empereur, république aux lueurs de leurs grands couteaux. Eh bien ! un petit cordonnier noir de poix, avec un rictus de cynocéphale et un tranchet au poing, mettrait en déroute trente bouchers hérissés de lames. Puis il obéirait au roi, à l’empereur, à la république : car les cordonniers sont une corporation pacifique. On ne parle jamais d’eux dans l’histoire des révolutions : ce sont les Pieds-de-veau qui les font.)

 

(( Hélas Hélas ! j’en ai jugé par mon père ! Michelet m’apprend qu’il y avait au moins UN cordonnier dans les sections révolutionnaires les plus féroces de Paris ! Ils n’ont qu’une excuse= de s’être occupés de têtes, alors que leur compétence n’était que de pieds.))

 

Fouillons encore dans le tas : lampe, alêne, poix et ligneul ; surtout, cette colle Bouchon qui avait l’épouvantable odeur qu’on suppose aux pets confits de Gargamelle ; et enfin un mélange d’outils plus subtils, ongles, serres, grattoirs, dents, dards, polissoirs, brosses, destinés à donner à la pensée de dieu-créateur de mon père des moyens imités des animaux, principalement des insectes.

 

Tel était, sur la petite table carrée, le désordre qu’éclairait le rond jaune de la lampe. Mon père y picorait l’instrument désiré d’un doigt sûr. Tout autour, c’était une pénombre douce et calme qui fondait en bien-être le reste de l’échoppe. Les vieux souliers en attente, alignés au bas d’une cloison, semblaient des balanciers arrêtés. Au-dehors régnait un grand buvard de neige qui étanchait l’encre des bruits ; ou une bise aigre qui faisait courir les passants ; ou un soir de cathédrale plein du plain-chant roulant des chanoines du vent.

 

Dans ce rond de petit soleil, il y avait enfin les mains de mon père. Ses mains actives, occupées, affairées, sans cesse en mouvement, allant, venant, remuant, posant un outil, en prenant un autre, plantant l’alêne, fixant la cheville ou s’ouvrant de toute l’envergure des bras pour le « Dominus vobiscum » d’une couture au ligneul.. On ne voyait qu’elles de toute sa personne ; le reste était esprit, souffle, abstraction dans le noir. Pour l’enfant qui regardait cette messe cordouane, mon père n’était plus que ces deux mains orantes et efficientes.

 

Deux mains qui avaient un pouvoir hypnotique. Dès que je l’avais subi, voici que je découvrais le langage caché de ses gestes. Je voyais clair comme la lampe que les gestes de mon père n’étaient pas seulement d’un cordonnier. Il pétrissait de façon mystique notre pain quotidien; il tranchait notre viande ; il pressait notre vin ; il cousait nos habits, il creusait nos sabots, il tressait nos chapeaux ; il nous distribuait enfin les caresses sans lesquelles tout cela ne serait rien : et toute cette liturgie autour d’un soulier.

 

Et maintenant, mon père, que notre lampe n’éclaire plus tes mains, tes mains cousues ensemble pour le repos, je pense à elles encore, avec un attendrissement fervent, toutes les fois que je vois dans un rond de soleil deux abeilles s’empresser autour d’une fleur.

 

La flûte d’ébène

Texte écrit en mémoire de son père, Léonard Adrien Bourliaguet, artisan cordonnier rue Lamy, à Thiviers