Méthode de l’enseignement de la lecture
par la pêche à la ligne
Puis nous autres, les nouveaux, nous fûmes groupés autour du tableau noir couché à plat ; les vingt six lettres de l’alphabet, découpées dans une lame de bois furent répandues sur cette surface ; chacun de nous reçut une petite ligne faite d’un bâtonnet, d’un fil, d’une épingle recourbée ; et, ces dispositions prises, la leçon de lecture commença :
- Mes enfants, dit la maîtresse, c’est un étang qui est devant nous, un étang plein des poissons que voici et que nous allons pêcher.
S’adressant à un redoublant de la section :
- Voyons, Pouquet, pêche-moi une P...erche.
De son hameçon traînant dans le dit étang, Pouquet accrocha laborieusement et ramena un P.
- Bon ! Maintenant, Louison, c’est un B...rochet que je réclame.
Louison mit une minute à attraper le B ; c’est un poisson vigoureux que le brochet ; il y aurait presque fallu une épuisette.
On attrapa ainsi une C...arpe, une T...anche, une A...nguille. Cette première leçon de lecture m’enthousiasma. Que cela paraissait donc amusant ! Invité à tenter ma chance, j’amenai un O. Quel poisson, vous demanderez-vous, cela pouvait-il représenter ? Une Orphie1 ? un Oumbrino2 ? un Ououriou3 ? Quoi ! dans un étang limousin !... Pardon ! cette difficulté ayant été prévue, il venait un moment d’embarras où, sous couleur de varier, on pêchait des poissons qui avaient un nom de baptême :
- Hameçonne-moi l’ablette Joséphine, disait Mme Craqueloup ; ou bien : - Attrape-moi le goujon Hippolyte.
C’était très simple, mais il fallait y penser.
Celui que je ramenai frétillant au bout de ma ficelle se nommait Oscar. (...)
Créatrice de la Méthode de l’enseignement de la lecture par la pêche à la ligne, elle avait parfaitement compris qu’à la longue le poisson perdrait de son intérêt. Et donc, à la leçon suivante, le tableau couché devenait guéret, lande, labours et jachères où, des deux index mis bout à bout en fusil, il s’agissait de fusiller le L...ièvre, l’E...cureuil, le C...hevreuil, la P...erdrix et de les livrer, sanglants et palpitants à la maîtresse. Il y avait même parmi les redoublants un élève surnommé « le chasseur de sanglier » parce qu’il n’avait jamais su ramener qu’une S, la seule lettre qui ait retenu son attention parmi les autres. Quelles pétarades ! Des chasses à effacer Rambouillet ! Je n’en fus ce jour-là que le spectateur. J’étais si gonflé d’orgueil de « savoir le O » qu’un nouveau succès m’eût sans doute dérangé la tête. Bref, à la fin de cette première journée de classe, j’étais parfaitement content de moi et des méthodes de Mme Craqueloup.
« Pin-Parasol »