Le lendemain, nous prîmes vers le sud le chemin de Verdun, par le même temps orageux et incertain. Tout le train de voitures était derrière le régiment de cuirassiers, selon l’ordre prescrit, sauf nous qui, par permission du grand-duc, roulions en tête. Nous arrivâmes ainsi devant une petite butte où un groupe de cavaliers immobiles semblaient nous attendre, deux d’entre eux bien en avant des autres, et tout ce monde reluisant au soleil avec un seul mouvement, celui des pieds et des queues des chevaux qu’importunaient les mouches. C’étaient le roi de Prusse, le duc de Brunswick et leurs états-majors. Frédéric-Guillaume II, voyant arriver notre demi-chaise en tête de la colonne qu’il attendait, fronça les sourcils, poussa sa monture jusqu’au bord de la route, fit signe à Hermann de s’arrêter et demanda sèchement en se laissant balancer par son cheval :
— A qui l’équipage ?
M. de Gœthe, précipitamment descendu, lui répondit avec une grande révérence :
— A Son Altesse le grand-duc de Weimar, Ihro Majestät.
— Gut ! Passez !
A aucun moment ce monarque prussien, ainsi rapetissé à un rôle de sous-officier, ne parut pressentir qu’il se trouvait en présence du plus grand écrivain que l’Allemagne ait jamais enfanté. M. de Gœthe, ainsi méconnu, remonta dans la demi-chaise et les Muses seules savent ce qu’il put bien penser de la conjoncture. Peu après, nous revîmes ces hauts messieurs galopant dans la profondeur des champs, montant et descendant les collines en tête de leur suite, l’un à droite de la route, l’autre à gauche, et le roi et le duc semblaient les noyaux de ces brillantes comètes.
— Et s’ils tombaient sur des francs-tireurs français ? me dit Hermann. Pan ! Pan ! On verrait voler les plumes du faisan.
Vraiment, il y avait de l’imprudence de leur part, car nous nous rapprochions de la guerre, de la vraie. La route, défoncée par tout ce qui y avait passé avant nous, était jalonnée de loin en loin d’attelages aux roues rompues, et nous rattrapions les traînards boiteux de l’infanterie. Il y avait dans l’est, à notre gauche, un sourd roulement que nous avions tout d’abord pris pour le tonnerre, et qui était le canon de Thionville. Nous campâmes le soir à Pillon, sur une belle prairie, en marge d’une forêt, au bord d’un ruisseau resté clair et plat malgré la pluie. Un premier détachement de cuirassiers, arrivés peu avant nous, procédait à la partition du terrain où l’Herzog-regiment allait planter ses tentes pour la nuit. Le ruisseau formait deux bassins ; l’un était déjà troublé par les allées et venues des cavaliers, et il n’était pas besoin d’une grande imagination pour prévoir que ce joli coin allait rapidement ressembler au bourbier de Procourt. Alors, M. de Gœthe soudain se crêta, chassa les fourriers des bords du second bassin où s’était arrêtée notre demi-chaise, en réquisitionna quatre et leur commanda d’entourer notre lieu d’élection d’une légère clôture de branchages pris à la proche lisière de la forêt. J’admirai la vigueur de mon maître en l’occurrence : il eut les gestes tranchants, les regards impératifs, les secs clappements de langue qu’on imagine à César lançant ses légions à l’attaque. Les cuirassiers obéirent comme si c’eût été le grand-duc en personne, mais ils n’étaient pas contents. J’en entendis un dire à l’autre en plantant les piquets :
— Qui est ce kerl (type) qui nous commande comme des moutons ?
— Ach, Mensch ! répondit l’autre, tais-toi : c’est une grosse perruque !
Grâce à cette énergie égoïste, nous gardâmes un petit coin vert au bord du champ de boue que la prairie devint à l’arrivée de l’Herzog-regiment ; mais, comme pour se venger, il nous envoya l’âcre fumée de ses feux de bivouac à la faveur d’un petit vent malicieux qui la rabattait sur nous.
Les canons de Valmy