En l’an 888, un jeune chevrier, arrivé sur les hauteurs d’Astaillac, découvre la Dordogne.
Le fleuve était couvert de grandes barques qui, serrées par trois ou quatre de flanc, bordaient sa rive droite d’aussi loin qu’on pouvait voir l’amont et l’aval. Les voiles rouges étaient repliées aux vergues ou lacées aux mâts. L’avant de ces barques se redressait sur l’eau en figure plus effrayante que celle d’un cheval qui se cabre. Il y avait sur cette forêt sèche des ventèlements d’oriflammes, longues et onduleuses dans l’air comme des serpents, et de couleurs variées. La plaine, jaune de blés foulés, pullulait d’hommes qui allaient et venaient parmi de petites tentes basses, des troupes de bestiaux et de chevaux, des amas de choses pillées, coffres, sacs, ballots liés faits de draps de lit et de couvertures, tout cela ayant été transporté jusqu’au rivage à l’aide d’une infinité de bannes et de chariots qui encombraient, abandonnés, le chemin de Beaulieu. C’était une activité mêlée, puissante, un apparent désordre, les uns portant le butin aux barques, les autres l’arrangeant et l’arrimant en leur creux : tout cela lointain de moi, réduit à de petites silhouettes, mais si net que la voix rauque des Normands m’arrivait en rumeur de foire, entremêlée des hennissements, meuglements, bêlements des bêtes qu’on embarquait aussi. Les casques et les armes brillaient au soleil du matin ; des bivouacs allongeaient leurs fumées bleues, toutes droites dans l’air calme ; et il y avait à l’amont, sur Beaulieu, sans qu’on pût voir sa racine de feu, comme un grand pin noir sur le soleil levant.
Le chevrier de Turenne (Le Berceau Limousin)