Site de Léonce BOURLIAGUET

 

Souffrances

 

L’église, après le combat du matin, avait été transformée en ambulance. En y entrant pour enlever les morts, nous vîmes une nef terrible. Toutes les chaises avaient été jetées sur les fonts baptismaux en un monceau comme pour en faire du feu. Des deux côtés du dallage ainsi débarrassé, et qui nous parut plus spacieux que d’habitude, étaient alignés les blessés français et allemands que des voitures avaient amenés, les uns allongés sur la paille, les moins atteints adossés contre les murs. Ceux-là avaient eu la chance de n’être touchés qu’aux bras, aux jambes ou à la figure, et portaient de grossiers pansements noués par des camarades, chiffons terreux piqués de tragiques coquelicots. Les grands blessés gisaient immobiles sur le dos, très longs, la tête renversée dans la paille, la gorge tendue, le menton levé en pointe de soulier, ou recroquevillés sur le flanc, grelottants, roulés en boule comme quelqu’un qui a froid en son lit. Un tirailleur sénégalais tenait dans ses mains poissées de sang ses entrailles qui bouillonnaient par la déchirure de sa ceinture rouge et roulait de pauvres yeux blancs dans une face couleur de cendre. Un Allemand livide, saigné comme un poulet, semblait de sa bouche en ventouse vouloir manger l’air qu’il aspirait avec peine, avec de lents mouvements de sa mâchoire déjà paralysée, semblables à ceux des poissons qui étouffent. Son voisin évanoui, recevant sur sa face exsangue le rayon bleu d’un des vitraux illuminés par le soleil déclinant, paraissait déjà décomposé. Les ennemis du matin étaient maintenant là, côte à côte comme des frères, gémissant dans la même langue de douleur, s’aidant mutuellement du bras encore valide à s’étendre ou à se lever au signe des infirmiers. Un Allemand avait tiré sur soi une capote française ; un artilleur français pour maintenir le pansement qui enveloppait sa tête, avait enfoncé jusqu’à ses yeux un calot à cocardes prussiennes ; et les képis et les casques, le long de la muraille, étaient mêlés comme coquilles creuses et bogues vides, là où noyers et châtaigniers entremêlent leurs branches. Il régnait dans l’air une tiédeur répugnante faite de relents de sueur, d’exhalaisons de pieds sales, de sang pourri et d’acide phénique. Des hurlements atroces, venus de la sacristie, retentissaient sous les voûtes, passant dans les gémissements et réclamations dolentes en deux langues et dix patois ainsi que l’appel du loup parmi les bruissements des bois sous le vent. Je remarquai que M. le Curé avait voilé de noir le crucifix doré de l’autel : mon esprit et mon cœur d’enfant en furent frappés ; ce geste hautain du vieux prêtre, mieux que tout son catéchisme, me fit comprendre la redoutable réprobation que la violence humaine trouve en la grave et silencieuse présence du Christ.

 

« La Forêt Sereine »