Site de Léonce BOURLIAGUET

 

Deux-Mamelles

 

Puis, sans avertissement, l’invisible main qui nous dirigeait sur l’échiquier nous poussa en première ligne, aux Deux-Mamelles, nez à nez avec les Allemands autant que des taupes peuvent l’être.

 

Par un créneau, je ne découvris qu’un étrange champ de vigne, piquets plantés, fils de fer tendus, mais où Bacchus n’était point passé, vu qu’il n’y avait que des masses informes, et pour tout cep, çà et là, l’avant-bras redressé et roidi d’un mort.

 

Dans le léger brouillard du matin, la ligne ennemie n’était qu’un bourrelet crayeux (...) Et qu’on regardât en avant ou en arrière, c’était la même terre nue, modelée en légers monticules et petites dépressions appelées ravins par emphase, des bois de pins réduits à des moignons, un horizon court avec, pour donner la sensation de l’immensité inapparente de l’espace, les cahots prolongés du canon, l’arpentage sifflant des trajectoires. Toute cette grisaille, tavelée des pâleurs de la craie, offrait en sa fausse solitude l’image d’un désert retentissant, dont les grondements, venus on ne savait d’où, semblaient d’origine géologique. Les seuls mouvements perceptibles étaient les surgissements de boqueteaux tonnants et ténébreux que provoquaient sur un point, à l’improviste, les tirs concentrés des batteries. Parfois un seul gros calibre, tombant sur une crête, y développait un haut pin noir... Tel fut le paysage lunaire où nous passâmes tout l’hiver (...)

 

Notre existence de « combattants » consistait à attendre la nuit, accroupis dans des trous, pour aller querre le ravitaillement dans les ténèbres flamboyantes des coups de canon : car les deux artilleries entraient en forge à la première ombre et, tâtonnantes, cherchaient les processions du Ventre dans les ravins. Notre misérable « sustentamenta », comme disait le bon Saint-François nourri de poubelles, restait parfois en route, les porteurs le nez dans la soupe répandue, leur sang mêlé au vin, les autres leur passant dessus en leurs galopades bestiales par les boyaux, les enterrant peu à peu dans la boue avant qu’ils ne fussent tout à fait morts.

 

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