Site de Léonce BOURLIAGUET

 

Chemin des Dames

 

D’un haut plateau après Baslieux, vaste étendue où verdoyait un blé grêle, repoussé sur la moisson précédente, devenu herbe à lapins, nous découvrîmes l’échine bleuâtre du Chemin de Dames sur toute la profondeur de l’horizon, toute marbrée des blancheurs de la craie retournée et empanachée de vagues fumées. Il ne nous en vint qu’un roulement traînant et sourd, intermittent, pareil à une respiration volcanique, et ce fut heureux, car nous étions à la vue de l’ennemi et à portée de canon.

Et ce furent, dans les champs et les bosquets d’une douce campagne pleine de bêtes de La Fontaine, des exercices de terrassement, des travaux de clayonnage où je n’ai même pas appris à faire un panier, des gardes, des pêches clandestines à la grenade sur le canal latéral à l’Aisne, et, sur la rivière même, des exercices d’embarquement et de débarquement dans les longues coquilles métalliques du génie, où nous étions parqués comme sardines en boîte.

Il me reste de cette époque de verts souvenirs. Les terrassements s’effectuaient dans des bocages épais, à l’immédiate fraîcheur du canal, sans grands risques, encore qu’un obus fou y soit venu tuer un jeune aspirant.

 

Brusquement, cela devint sérieux : on nous envoya creuser de nuit des parallèles d’attaque entre les lignes.

La compagnie désignée partait de Cussy au coucher du soleil et gagnait les ruines d’Oulches par Jumigny et Vassogne, villages détruits, murs spectraux, au ras desquels filtraient les chandelles des caves : car là se trouvaient des troupes de réserve prêtes à intervenir en cas de besoin : existence de rats d’égout avec parfois des semonces de l’artillerie ennemie pour leur faire prendre patience.

Nous arrivions au pied des hautes collines du Chemin des Dames à nuit close. C’était, dès leur racine, la sinuosité infinie des boyaux, puis, en approchant de la crête, le labyrinthe des tranchées où, sans guide, on se serait égaré. Position dans la craie, blancheurs blafardes dans la nuit : la tombe avait la couleur du suaire. Secteur calme, avec quelques tirs légers ou lourds, cordes aériennes vibrant longuement sous la lune qu’on n’eût pas été étonné de voir voler en éclats comme la lampe d’une bagarre de bal rustique à l’auberge. Enfoncés dans le sol, nous en percevions la résonance altérée, étrange, ainsi que les tranchantes odeurs chimiques souillant l’air lustral de la nuit : Dieu et Diable olfactivement mêlés.

Là, nous devenions terrassiers. A moins de deux cents mètres, nous sachant là, les Boches essayaient de nous surprendre. Leurs fusées étaient de petites comètes vertes, brûlant sur la trajectoire, brèves mais soudaines, qu’accompagnaient aussitôt une bombe et un arrosement de balles. A la première lueur, nous nous jetions à plat ventre sur nos outils. Il s’élevait plus rarement, aux moments d’inquiétude, des fusées françaises d’un génie pyrotechnique différent : lentes, asthmatiques, brûlant longuement sous un petit parachute avec une espèce de râle, baignant tout le terrain d’une éclatante moisissure verte, mais bien incapables de surprendre personne avant de retomber en torchons de cuisine puants. En d’autres termes, contrairement à ce qu’affirme la littérature comparée, c’était du côté de la poudre allemande qu’étaient pour une fois la vivacité et l’esprit.

Le travail allait fort les premières heures, puis se ralentissait insensiblement ; sur les vastes décombres de la guerre s’installait une sorte d’assoupissement universel ; et le jour, dans sa réapparition lente, pouvait croire à la sagesse des hommes.

 

 

Une aube sale et transie nous révéla une plaine grise, morne, parsemée de baraquements militaires installés sur des ruines rurales, vision de décombres au milieu de champs nus qu’un léger mouvement de terrain relevait en un horizon proche et monotone. Une grand’route s’allongeait entre deux lignes d’arbres : elle avait brui toute la nuit comme un torrent gonflé par l’orage. Le plein jour n’arrêta pas le double mouvement des convois montants et des convois descendants, artillerie, train, bataillons territoriaux de cantonniers, estafettes, troupes fraîches, se croisant avec des débris d’unités revenant des tranchées, dans quel état, Seigneur ! Et tout cela en foule compacte, roulant, piétinant, passant sans arrêt. Ces hommes échappés de la bataille en portaient les stigmates, et c’était bien autre chose que les mines fripées et barbouillées de craie du Chemin des Dames : ils étaient incrustés de boue des pieds à la tête, les uniformes en lambeaux, les casques bossués, chrysalide de glaise d’où émergeaient des barbes terribles, des yeux fous, des bouches hargneuses, avançant à force de fatigue par le balancement du canard. Il y avait aussi de rapides ambulances d’où parfois sortaient des rugissements de douleur. Du front n’arrivaient plus que des rumeurs lourdes et traînantes de tirs incohérents, entrecoupés, dont notre œil ne percevait rien.

Vaste artère où circulaient à la fois le sang noir et le sang rouge, l’usé et le neuf, et d’où s’induisait une sensation de gaspillage énorme.

Le souvenir de mes lectures d’Erckmann-Chatrian(1) me revint à l’esprit. Les voilà donc pour de bon, ces faisceaux, ces feux de bivouac, ces profonds rangs de soldats en perspective sur la plaine, cette vie d’aventure et de hasard que j’avais tant souhaité connaître ! Elle s’offrait à moi au bout d’une nuit blanche et nulle, dans un petit matin laid et froid, telle que Joseph Bertha(2) l’avait jadis vécue, exactement telle, éternellement la même ; et, raide et congelé, l’esprit déjà blasé, elle ne me disait plus rien.

 

Pin-Parasol

 

(1) Émile Erckmann et Alexandre Chatrian, écrivains français de la seconde partie du XIXe : L’ami Fritz, Histoire d’un conscrit de 1813, etc.

(2) Personnage principal de « un conscrit de 1813 ».