Cette nuit-là, tous les vents du ciel se réunirent sur la plus haute montagne de la terre, l’Himalaya, pour élire leur roi de l’année.
Il y avait là l’Alizé, la Mousson, le Blizzard, le Fœhn, la Trombe, le Cyclone, le Typhon, et bien d’autres encore auxquels on a oublié de donner un nom.
Chacun de ces grands seigneurs prit un nuage pour siège, et l’élection allait commencer lorsqu’arriva une espèce de petit vent de rien du tout qui, ne trouvant pas où s’asseoir, mena grand tapage. Le Simoun lui demanda :
— Toi, mon mignon, qui es-tu et que veux-tu ?
— Je suis Ventelet, dit Courant d’Air, répondit le petit vent. Je viens des trous de serrure, des portes, des couloirs et des escaliers. J’ai droit à un siège aussi bien que toi, perruquier de chameaux, car, de tous les vents, je suis celui que les humains craignent le plus.
À ces mots, le rire gonfla le ventre et les joues des grands vents. Ventelet s’écria, rouge de colère :
— Je vous lance un défi, ô tas de soufflets ! Suivez-moi, si vous l’osez ! Il y a dans une maison bien close une vieille dame assise au coin de son feu. Elle tricote en essayant de se rappeler le prix des légumes du dernier marché. Voyons lequel de nous saura troubler sa comptabilité.
Les grands vents royaux, amusés, consentirent à l’épreuve.
Ventelet, dit Courant d’Air, les conduisit au-dessus d’une villa qui n’ouvrait qu’un œil dans la nuit, celui de la chambre éclairée et chauffée où veillait et réfléchissait la vieille dame aux légumes.
— Voici, leur dit-il, l’entrée de la cheminée. Que chacun s’y glisse, s’y coule, s’y insinue, apparaisse devant la maîtresse de céans et essaie de l’effrayer. Je me réserve la dernière tentative.
L’Alizé au cou tordu descendit le premier, apparut devant la vieille dame et lui dit :
— Ça, regardez-moi ! Je suis l’Alizé, seigneur de l’Équateur. J’ai poussé d’un souffle les caravelles de Colomb et celles des Conquistadores jusqu’au Nouveau-Monde. Je porte les blancs avions d’Amérique en Europe. Je joue autour du pic de Ténériffe, et si les prairies d’Angleterre sont vertes, et roses les joues des jeunes misses, c’est à moi qu’elles le doivent.
La vieille dame répondit tranquillement, sans lever les yeux de sa chaussette et de ses aiguilles :
— Les oignons, je crois que c’était dix sous la douzaine.
L’Alizé, qui n’aimait pas les oignons, détestait les échalotes et haïssait les ails, se dépêcha de remonter. La Mousson surgit à son tour devant la vieille dame, et, la regardant de ses yeux hagards, l’un sec et l’autre humide, s’écria ;
— Hé ! la vieille tricoteuse ! Je suis la Mousson d’Asie. Je souffle six mois de la terre, et puis six mois de la mer. Je trouble les océans et retourne comme des noix les jonques des hommes.
La vieille dame lui répondit tranquillement, sans lever les yeux :
— Les noix, je les ai payées trois sous de trop la livre, mais elles étaient bien pleines.
Alors, le Blizzard prit la place de la Mousson. Il apparut les cheveux saupoudrés de neige, une goutte gelée au nez, et s’écria en grelottant :
— Madame, foin du pot-au-feu, et fixez-moi un peu. Je suis le Blizzard. Je souffle dans l’immensité blanche du Pôle. Je soulève d’énormes tourbillons de neige. J’enfouis le trappeur dans une tombe glacée.
La vieille dame répondit tranquillement, sans lever les yeux :
— Les poireaux étaient chers, mais avec beaucoup de blanc, parce qu’on les avait bien enfouis.
— À moi ! dit le Simoun. Et il descendit dans la cheminée, apparut couvert de la poussière jaune du désert et rugit :
— C’est bien de poireaux qu’il s’agit ! Contemplez-moi ! Je suis le Simoun, le roi terrible du Sahara. Je soulève des tourbillons brûlants. Je puis ensevelir des caravanes entières. Une fois, j’ai même enterré dans le Souf l’armée de Cambyse. L’Arabe tremble en prononçant mon nom.
La vieille dame répondit tranquillement, sans lever les yeux :
— Hou ! le vilain. Je comprends maintenant pourquoi il y a toujours du sable dans la mâche, même bien lavée. Elle valait cinq sous la pincée.
Le Mistral succéda au Simoun, et, se croyant plus malin que les autres, siffla doucement :
— Madame, n’ayez pas peur. Je suis le Mistral. C’est moi qui ai forcé Tartarin à traverser le Rhône à quatre pattes sur le pont. On dit que je renverse des trains entiers. Je nais en Sibérie, traverse les plaines d’Europe, descends la vallée du Rhône, évente et fouette la Méditerranée. Mais, pour vous être agréable, je puis vous porter des airs de fifres et de tambourins dans une odeur de lavande et d’olive.
La vieille dame répondit tranquillement, sans même lever les yeux :
— Les olives sont maintenant hors de prix. Je mangerai mon canard aux navets.
… Les grands vents essayèrent ainsi l’un après l’autre d’émouvoir la vieille dame. Le Fœhn suivit le Mistral, puis la Trombe, puis le Cyclone, puis le Typhon. Elle continuait de tricoter paisiblement en pensant à son marché.
— Maintenant, à moi, dit Ventelet. Regardez bien.
Il descendit dans la cheminée, apparut devant la vieille dame, agita son ventre fait en fiole de médicament, battit une seule fois de ses petites ailes de moustique et murmura d’une voix suave :
— Madame, je suis Ventelet, dit Courant d’Air.
Alors la vieille dame sursauta dans son fauteuil, laissa échapper son peloton de laine et sonna sa bonne avec les marques d’une agitation extrême :
— Eugénie ! Eugénie ! … Ventelet, dit Courant d’Air, est là ! Vite mon bonnet ! Vite un fichu! Vite, vite, un paravent… Voyez si la porte est fermée ! La fenêtre ! … Ah ! mon Dieu ! Je ne voudrais pas m’enrhumer.
Ventelet avait déjà rejoint les grands vents.
— Hein ? leur dit-il, que vous en semble ? Vous avez vu cette panique ?
Les princes de l’espace durent reconnaître la puissance du petit vent de rien du tout. C’est depuis cette nuit-là que le seigneur Ventelet du Courant d’Air a droit au siège rembourré d’un nuage lorsque tous les vents du ciel se réunissent sur la plus haute montagne de la terre, l’Himalaya. Et s’il n’a pas été élu roi, c’est que la couronne est si large qu’au lieu de lui servir de chapeau elle lui servirait de cloche à melon.
Contes du Chabridou