Site de Léonce BOURLIAGUET

 

… Le temps est venu d’inscrire Léonce à l’école. Dès qu’il en franchit le seuil, il entre dans un univers qui va devenir le sien, un univers dont il va explorer toutes les contrées et qu’il va s’efforcer de rendre meilleur. Léonce ne le sait pas encore, mais il vient d’entrer chez lui.

 

Le voilà inscrit à l’école communale publique de la place du Peyrat. Sur une de ses premières photos de classe, il apparaît comme un petit bonhomme propret, à la « bouille » bien ronde, une frange, des sourcils obliques et un regard perçant qui fixe l’objectif. À sa mère couturière, il doit d’être élégamment habillé et cela se remarque au milieu de ses camarades vêtus de blouses ou de petits costumes semblables à ceux des adultes. Tous arborent un air grave et martial copié sur l’attitude de leur instituteur qui pose, les pouces enfoncés dans les goussets, avec l’allure d’un capitaine au centre de sa compagnie.

 

 

Le nouvel écolier observe et archive dans sa mémoire quasi photographique tout ce qui l’entoure. Ce qu’il enregistre alors dans son esprit ne l’est pas aux couleurs de tout le monde et les mots dont il affuble les choses viennent encore renforcer l’originalité de son regard. Là où beaucoup ne voient qu’une carte de France affichée au mur, voici ce qu’il ressent et ce dont se souviendra le futur écrivain : « Cette classe avait un charme : une vieille carte de France... À force de la regarder, elle devenait familière, on en découvrait l’harmonie, et, un peu à cause de son doux nom, elle avait l’air d’être le portrait d’une personne, d’une femme. Elle prenait un bain voluptueux dans des mers bleues, vertes et jaunes ; la neige des montagnes ruisselait de ses flancs comme la mousse d’une savonnette aux amandes amères ; ses fleuves couraient à fleur de peau comme de longues veines bleues et Paris brillait à son front comme un gros diamant. »

 

 

 

 

BIOGRAPHIE

 

(1895 - 1965)

 

 

Né le 6 janvier 1895, à Thiviers, petite cité à cheval sur les provinces du Limousin et du Périgord, Léonce Bourliaguet était le premier - et fut le seul enfant - d'un jeune couple dont le mari exerçait le métier de cordonnier. Et il est bien curieux de constater que de semblables milieux populaires et provinciaux ont, à une même époque, formé des hommes d'esprit et de valeur comparables. Ainsi Giono, Guéhénno, Guilloux, fils de cordonniers eux aussi.

Fils unique, L.B. fut cet enfant fervent et de vive sensibilité que marquent profondément les êtres et les choses et qui apprend au fil des incidents quotidiens à "percevoir le battement fragile de son cœur". Sa naïveté, sa foi, sont souvent blessées comme il arrive dans toute enfance et il apprend à se défier des rêves "qui font dégringoler les statues, rire les grandes personnes, crier les enfants et aboyer les chiens". Bientôt, il sut s'évader par les livres hors de sa petite maison de la rue Lamy. Avec une telle passion qu'un jour qu'il descendait son escalier en lisant Robinson Crusoë, tout à la fièvre de sa lecture, il donna du nez dans la vitre d'une porte qu'il croyait ouverte et en conserva toute sa vie la cicatrice résultant de ce brutal contact avec la réalité.

Il perdit sa mère à quinze ans, au moment même de son entrée à l'Ecole normale de Périgueux. Cela lui fit pendant quatre années une jeunesse solitaire, rêveuse et romantique. Car, dans ces débuts difficiles, il fut rebuté par la turbulence et l'incompréhension de ses camarades. Déjà il montrait cette originalité, cet esprit d'indépendance, cet anti conformisme qui ont fait le fond de sa personnalité. Et il continuait de lire. Avec la griserie d'apprendre et de connaître, de trouver des maîtres à penser, des guides à voir la Beauté. Ce qui l'isolait souvent de ses condisciples d'une espèce moins contemplative.

Grâce à un instituteur intelligent qui lui avait donné la pichenette initiale, ses préférences allaient instinctivement aux grandes et fortes œuvres qui devaient former et nourrir sa pensée: Cervantés, Dante, Plutarque, voire Grégoire de Tours. Dès ce temps-là, il montrait cette dévotion au style qu'il n'a cessé de manifester dans son œuvre.

Le 17 décembre 1914, à 19 ans, L.B. est incorporé au 49ème régiment d'infanterie.

Pendant cinq années, jusqu'au 28 janvier 1919, ce jeune homme idéaliste qui ne connaissait encore rien de la vie, sera jeté, hors des murs familiers de son école, dans le chaos des hommes en colère.

Là, il apprend durement "cette langue de la douleur qui est commune à tous les hommes". Il fait connaissance avec "la physionomie terrible de la création". Ce contact la marquera à jamais, l'endurcira.

"Je ne pouvais croire à la réalité" écrit-il. Au fil des jours "on s'enveloppe dans l'hébétude de sa tristesse humiliée". Parfois, l'on tombe "dans un cafard profond, taciturne, âprement savouré".

Mais la jeunesse et le tempérament français sont là. Un jour, il lèvera le nez hors de l'horreur du charnier, constatera "qu'il est agréable de frissonner dans l'air vif qui se boit comme une fraîche citronnade" et, d'un seul coup, par une réaction naturelle d'autodéfense, son esprit basculera vers l'ironie, l'observation critique des êtres et des choses. Dès ce moment se décide en lui ce refus de l'attitude mélodramatique qui devait lui devenir une seconde nature. Il combattra l'émotion par la plaisanterie, l'angoisse par la gouaille. Ce goût si français du panache, du mot drôle, du trait d'esprit en réponse à la traîtrise des circonstances devait par la suite se développer et s'enrichir.

Fait prisonnier le 17 avril 1916, interné d'abord à Darmstad, puis dirigé vers la Poméranie, il est envoyé dans une ferme où entre autres travaux, il gardera les troupeaux sur les bords de la mer Baltique. C'est là qu'il vivra cette "expérience de paysan qui a déterminé lentement toute une orientation de mon esprit"… un sens du réel.

De ces années dangereuses et exilées L.B. tirera plus tard, outre de nombreuses nouvelles, trois grands livres: Le Franzmann publié d'abord en feuilleton dans "Le Temps", La Forêt Sereine et, trente ans plus tard Un village au bord de la mer.

Le jeune homme romantique y a fait place à un fantassin plein d'allant et de verve, de causticité et qui a découvert "au déshuchier de l'école normale, une nature qui l'a ébloui". Il ne cessera d'y puiser une inspiration poétique et philosophique.

Le 30 août 1919, il entrera dans la carrière de l'enseignement comme instituteur rural et devra "réapprendre sur le vif ce qu'il savait si mal".

Car, nouvelle étape de sa formation d'homme et d'écrivain, L.B. devient pédagogue. Et non pas seulement comme un fonctionnaire consciencieux, mais avec un goût, une passion d'enseigner qui, tout de suite, font merveille. Il peut déployer à l'aise dans sa classe cette verve, cette malice, ce subtil sens pédagogique qui feront de lui un éducateur exceptionnel. Il forme ses élèves et se forge lui-même. Pour illustrer ses leçons de morale d'anecdotes plus adéquates, il en vient à les inventer, à les écrire lui-même, et, ce faisant, se découvre des richesses d'imagination.

Est-ce à dire qu'il n'avait jamais fait œuvre d'écrivain auparavant?

Certes, il avait, à quinze ans, enivré de Lamartine, d'Hugo, de Leconte de Lisle, écrit de nombreux poèmes où se mélangeaient curieusement le romantisme et l'ironie, mais ce n'est que bien plus tard, vers 1930, qu'il s'oriente vraiment vers la littérature.
Pourquoi cette longue attente?

Parce qu'elle était un mûrissement, un nécessaire rassemblement de matériaux, l'acquisition d'une expérience savamment décantée. Il pensait - avec raison - qu'il faut prendre le temps de vivre avant d'avoir vraiment quelque chose à dire.

Et aussi parce que, durant dix années, L.B. s'est consacré, on peut dire corps et âme à la pédagogie. Lorsqu'il parlait de ses années d'enseignement, il disait: "mes années mirabilis".

Ainsi L.B. se trouvait-il dans les meilleures conditions pour devenir ce qu'on a appelé un "spécialiste de la littérature enfantine". Encore fallait-il qu'il possédât ces grâces d'état que sont une imagination riche, une vive sensibilité, des vertus de sympathie accordées à l'âme enfantine, sans compter le bonheur de l'expression.

Lorsqu'il devint Inspecteur Primaire - le plus jeune inspecteur de France - en 1929 - commencèrent pour lui ce qu'il a appelé "ses années de prédication" au cours desquelles il s'employa à former selon ses méthodes des couches successives de jeunes instituteurs. Inlassablement il essayait de faire prévaloir le bon sens, de combattre la routine paresseuse, d'encourager les initiatives et d'instruire dans cet art pédagogique qui, dit-il, est personnel.

Parallèlement, toujours en contact avec sa vie d'homme et de pédagogue, s'édifie, livre après livre, une œuvre littéraire qui s'enrichit de ce qu'il emmagasine  lui-même de connaissance des êtres et des choses.

C'est le temps des Carnets d'un pédestrian recueil de courtes notes sur les maîtres et les élèves rencontrés et qui témoignent de son sens profond de l'observation et de l'humour. L'époque aussi des étincelantes chroniques signées Mowgli, parues dans "l'Ecole et la Vie". Celle aussi de la série des Flosco: Trois étoiles filantes, Trois voiles claquantes, Sept peaux de bêtes, Les merveilleuses histoires de Flosco, etc., d'une poésie si fraîche.

Après avoir enseigné les enfants, il enseignait les hommes et y trouvait matière à exercer une ironie voltairienne tempérée de bonhomie et de bienveillance.

Dans le plein épanouissement de sa personnalité et de son talent, L.B., qui a trouvé dans la littérature enfantine l'aboutissement naturel de sa carrière professionnelle, ne cesse plus d'écrire: une cinquantaine d'ouvrages se succèdent, abondante récolte d'une lente et puissante élaboration, tous nourris de cette sève généreuse et fruitée qu'il a puisée au terroir et transmutée dans son cœur et son esprit.

Les unes après les autres il recueille des récompenses: Prix Jeunesse des Nouvelles Littéraires avec Petit-Œuf,  prix Enfance du Monde avec Pouk et ses Loups-Garous, prix Olivier de Serres avec La Maison qui chante, prix Fantasia avec Les Compagnons de l'Arc. Ses livres se voient traduits en anglais, allemand, italien, tchèque, serbo-croate. Une grande maison de disques édite certains de ses meilleurs contes avec la collaboration de deux célèbres et excellents fantaisistes.

A l'orée de ses soixante-dix ans, L.B. est encore étincelant de fantaisie, riche de projets, il allie à la sagesse de l'âge une fraîcheur poétique toujours juvénile, il achève un savoureux roman en marge de l'épopée napoléonienne: La guerre des deux roses (G.P.).

Il a l'intention de faire éditer enfin toutes celles de ses œuvres - pour adultes celles-là - qu'il a eu scrupule, tant qu'il appartenait à l'administration de rendre publiques à cause de leur verve gaillarde: Les paraboles, la flûte noire, Gelin Sever, valet de Montaigne, etc.

Il vient de lancer par-dessus son épaule en s'amusant trois mille proverbes cocasses et philosophiques De sel et de poivre (Magnard) qui sont autant de fulgurants ricochets sur l'eau plate de l'ennui.

Lorsque, le 26 mars 1965, il succombe à un infarctus, en homme qui n'a économisé ni ses peines, ni son cœur, ni sa vie.

 

Plusieurs rues et avenues portent le nom de Léonce Bourliaguet (Brive, Malemort, Thiviers, Franconville), ainsi que le Collège de Thiviers.

 

 

Suzy Bourliaguet